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Silence Poussière Le Journal de Cédric |
2002
28.12.2001 Je décide d'ouvrir à nouveau un chantier qu'une certaine forme d'exigeance vis-à-vis de la littérature - de mon rapport à la littérature - m'avait poussé à abandonner il y a deux mois environ, je veux parler du Journal. Pour mener aussi loin que possible l'entreprise - ce que j'appellerai le procès, mon procès de l'écriture - qui requiert, comme me l'a montré l'expérience, une concentration inlassable de tout ce qui participe à une manifestation pure de la volonté, ce formidable carburant de la vie, il me faudra réduire l'acte d'écriture à sa forme la plus élémentaire, la plus dépouillée. C'est cela, revenir simplement, honnêtement, au sens élémentaire de l'écriture et n'obéir qu'à la nécessité de l'instant, dirigée par cette volonté - farouche - de cultiver par le jeu mystérieux du langage mon expérience de la vie. Oui, continuer par l'écriture à alimenter cette volonté - inextinguible - de rester en vie. Retenir enfin ces trois grandes règles: Règle N°1: ABSOLUMENT RIEN DANS CETTE VIE NE MERITE LE GRAND SERIEUX. Règle N°2: ABSOLUMENT RIEN DANS CETTE VIE NE MERITE LE GRAND SERIEUX. Règle N°3: TRALALA A CELUI QUI ME LIRA !
30.12.2001 Comme tous les dimanches, je me lève très tard. Je prends mon petit-déjeuner à midi très exactement. Et je fume autant de cigarettes que j'écoute cette chanson des Tindersticks: Buried bones. J'écoute cette chanson en boucle parce que le lecteur de disques ne fonctionne pas du tout, ça n'a rien de très énervant à vai dire, il faut plutôt comprendre ça comme une forme de jeu entre le lecteur de disques et moi, j'écoute cette chanson en boucle et je fume autant de cigarettes, jusqu'au moment où le lecteur de disques diffusera cette chanson dans son intégralité, jusqu'au moment où le lecteur de disques fonctionnera parfaitement. Je joue beaucoup de ma solitude. Je pense à cette histoire que je venais d'écrire et que le disque dur de mon ordinateur a mystérieusement engloutti dieu sait où, peut-être dans les eaux glacées du Cocyte. Seigneur, comme il fait froid l'hiver en Lorraine ! Mon art est éphémère, parfait, je suis à la mode. Je pense à la nuit de la Saint-Sylvestre que je passerai dans ma chambre ou dans une forêt, ça m'amuse beaucoup. Je passerai donc la nuit de la Saint-Sylvestre avec Malcom Lowry, quelque part entre Oaxaca et Quauhnahuac. Nel mezzo del camin de nostra vita. Je me retrouverai par une forêt obscure. Quelle différence existe-t-il entre un arbre et un livre ? Dans le septième cercle de l'Enfer, les suicidés sont, paraît-il, changés en arbre. Oui, messieurs dames, je suis parfaitement sobre. Absolutamente. Dimanche est un jour merveilleux, et puisque le lecteur de disques fonctionne à nouveau parfaitement, je peux éteindre ma cigarette. Nel mezzo del cammin de nostra vita, mi ritrovai per una selva oscura... Car la voie droite était perdue. Les choses sont si bien faites, j'écris de la main gauche. Ché la diritta via era smarrita.
31.12.2001 Voilà bien deux semaines que je souffre d'insomnies auxquelles s'ajoutent de violentes migraines. Los manos de Orlac, con Peter Lorre. La maladie du questionnement, je suppose. Mon esprit est comme pétrifié, amorphe, m'interdisant toute production intellectuelle de qualité. Je parle en effet de production intellectuelle puisque l'arrêt temporaire de ce Journal a coïncidé avec le germe soudain d'un récit qui, je le souhaite, va enfin me permettre d'aplatir (sic) ce rapport tourmenté que j'entretiens avec l'écriture. L'écriture d'un roman représente à titre individuel un projet particulièrement ambitieux dans le sens où toute production littéraire a toujours été pour moi le fruit d'un travail pénible et laborieux. Arrive toujours un moment pour celui qui écrit où se dresse la sensation épouvantable et annihilante de se faire englouttir, absorber par le jeu terrible du langage. Telle une tombe que l'on s'est creusé soi-même dans l'attente du jour où la dernière coulée de boue aura fini de vous enfouir à mille lieues sous la terre. Ce projet me prendra un an, cinq ans, et s'il le faut peut-être dix, seul m'importe le désir de battre la récolte lorsque le grain de la semence aura parfaitement éclos. 31 décembre, jour des grandes résolutions, n'est-ce pas ?
02.01.2002 Ces vacances de fin d'années m'auront permis, en parallèle à la Divine comédie, de terminer enfin la lecture de Sous un volcan de Malcom Lowry. Personnellement, roman le plus important jamais lu, de ce genre qui se charge de sonner en vous le glas de toute ambition littéraire. Stupéfaction.
18.01.2002 Jeune, j'étais bien jeune ce matin-là, peut-être trop. Quelques jours, non quelques secondes, maman m'a dit. Dans le souvenir, je n'ai pas conservé l'odeur de l'hôpital. Dans le souvenir, je n'ai rien conservé du tout. Jeune, j'étais bien jeune ce matin-là. Il m'ont arraché des bras de maman. Maman pleurait, maman m'a dit. Maman m'a dit qu'ils m'ont emporté pour me glisser sous une machine. Et cette machine m'a sauvé la vie. Depuis ce matin-là, le sang d'un autre coule dans mes veines. Pas celui de maman. Le sang d'un autre coule dans mes veines, voilà tout ce que j'ai conservé de ce matin-là. Dans le souvenir, je n'ai rien conservé du tout. Ni les larmes de maman, ni l'odeur de l'hôpital, ni le bruit de la machine qui m'a sauvé la vie. Jeune, j'étais bien jeune ce matin-là, peut-être trop. Dans le souvenir, je n'ai pas conservé les larmes de maman. Hormis le sang d'un autre qui coule dans mes veines, maman m'a dit, je n'ai rien conservé du tout. Et puis non, c'est faux. Une idée, une idée fixe, depuis ce matin-là, j'ai conservé, ainsi que le sang de cet autre, pas celui de maman, qui coule dans mes veines : quelques jours, non quelques secondes, et tout déjà semblait indiquer que j'étais décidément très mal parti dans la vie. Quelques jours, non quelques secondes. Mal parti. Peut-être trop.
25.01.2002 Je pense à elle.
26.01.2002 Je pense à elle.
27.01.2002 Je pense à elle.
28.01.2002 Je pense à elle.
29.01.2002 Il va bien falloir m'avouer que je suis désespérément amoureux.
02.02.2002 Hier, soirée chez X. où je me retrouve à discuter avec trois anciens camarades de promotion, ou plus exactement à écouter discuter mes trois anciens camarades de promotion. Nous échangeons d'interminables et ennuyeux propos ayant pour objet les fortunes diverses qui ont accompagné chacun d'entre nous depuis notre sortie de la vie étudiante. Je réalise soudain que je suis à ranger dans la catégorie des "types qui réussissent", ce qui m'ammène aussitôt à profondément remettre en question la définition du terme "réussite", ainsi que leur définition du mot "existence" si l'on s'accorde à entendre qu'une définition est ce qui produit du sens. Les enceintes de la chaîne stéréo de X., quant à elles, je ne sais pas au juste ce qu'elles produisent, mais il ne doit surement pas s'agir de musique. Y. tente de réanimer une conversation à l'agonie en évoquant le décès de Pierre Bourdieu, ce qui irrémédialement conduit à la mort de la conversation en question. De toute façon, lorsqu'on traîne une tête pareille, finir sociologue est un moindre mal, finis-je par avouer. Nietzsche au moins, à fortune sentimentale plus ou moins égale, s'en est tiré en laissant une carte de visite autrement plus rock'n'roll: assassin de la métaphysique. La soirée s'achève et j'accuse deux bierres, trois verres de rosé et deux de rouges dans le sang. Un demi-paquet de cigarettes se charge d'équilibrer cette équation à deux inconnues: mon degré de lucidité et l'heure de départ du train qui doit me rammener. Dans le train que je finis par attraper grâce à un miracle de St-Christophe, baladeur dans les oreilles, j'écoute Heroes de Davis Bowie. Ce matin, je repense à elle, ses yeux bleus, ses cheveux d'or, sa voix de miel, ainsi qu'à ses longues robes, terriblement sensuelles, qu'en secret, je jalouse du privilège d'épouser à la perfection chacune de ses courbes. Une allégorie de l'élégance. Je me rends ensuite avec une demi-heure d'avance au rendez-vous que j'avais pris chez le coiffeur où j'attéris ainsi qu'un cheveux sur la soupe, la soupe en question se composant de trois vieilles filles insipides qu'on croirait tout droit sorties du film Vénus Beauté. Et oui, désolé pour elles, mais Mathilde Seignier, Audrée Tautou et Nathalie Baye ne sont pas du tout mon genre de filles. J'ai une demi-heure à tuer alors j'en profite pour passer chez le bouquiniste à la vitrine duquel j'aperçois un exemplaire de Calvin et Hobbes que je finis par acheter et que je lui offrirai la semaine prochaine pour son vingt-deuxième anniversaire. J'entre ensuite dans une boulangerie-pâtisserie pour y prendre un croissant au chocolat et me fais reconnaître par la boulangère: "Oh, mais je me souviens, il y a quelques années, lorsque pour vos parents, vous veniez cherchez du pain, et aussi vos Malabars, toujours vos Malabars !" Et de Malabar je suis passé à Marlboro. Alors en souvenir du temps passé, je fume ma cigarette sur un banc du parc d'enfants, ce parc même pour lequel je faisais pieds et mains, ce afin que mes parents m'autorisent à y faire un tour de toboggan, un tour, s'il-te-plaît maman, rien qu'un tour. Et bientôt, ce sera au sien d'entendre mes yeux, seulement mes yeux, lui demander: laisse-moi te prendre dans mes bras, s'il-te-plaît, rien qu'une fois, laisse-moi te prendre dans mes bras.
16.02.2002 Un rat, je finirai mes jours comme un rat crevé sous une pluie battante, sous un orage d'aigreur et de remords, je finirai mes jours comme un rat crevé au bord d'un trottoir, au milieu de l'indifférence générale, je crèverai asphyxié, la gueule enfoncée au plus profond du trou du cul de la foule hideuse et spectrale de mes congénères fantomatiques, et mon cadavre, décomposé jusqu'à la moelle, répandra son odeur fétide et insidieuse, cette odeur caractéristique que vous fuyez, que nous fuyons tous, n'est-ce pas, l'odeur de la mort, putain indésirable, et enfin, je tirerai satisfaction de mon existence au seul motif de cet acte de bravoure savouré avec la rage du désespoir : crever sous vos yeux horrifiés, la queue traînant dans une flaque d'eau mêlée de sang, près d'un égout, rongé par le suc de la haine et du ressentiment. Alors sur ma dépouille, un inconnu jettera son mégot. Oubliez les prières, la valse des regrets. Passez votre chemin, oui, passez.
19.02.2002 Lorsque sur le titre En silence, le chanteur Miossec récite avec son phrasé tranché au rasoir sanglant des sentiments: "En silence en silence, comme pour encore mieux m'égarer, pour ne pas te donner la chance, pour ne pas me laisser te confier, ce qui s'agite dans ma panse, ce qui palpite dans mes pensées, de toute façon ça n'a pas de sens, de toute façon c'est embrouillé", implacablement frémit dans le creux de ma poitrine, de mon coeur, de mes poumons, encrassés par la nicotine et le chagrin, cette ivresse singulière dont Baudelaire avait admirablement imprégné les vers de son poème La musique, ces vers splendides, apothéotiques: "Je sens vibrer en moi toutes les passions
/ D'un vaisseau qui souffre; / Le bon vent, la
tempête et ses convulsions / Sur l'immense gouffre
/ Me bercent. D'autres fois, calme plat, grand miroir
/ De mon désespoir!"
23.02.2002 Les premiers mots, le plus difficile lorsqu'on décide soudain d'écrire la vérité, d'écrire sa vérité, ce sont les premiers mots. Je n'ai jamais essayé d'écrire la vérité, ma vérité. Par lâcheté, par peur, par renoncement, je ne sais pas, je n'ai jamais essayé d'écrire ma vérité, c'est tout. Ce soir pourtant, j'ai décidé d'écrire ma vérité, d'écrire de ce qui s'agite dans ma panse, n'est-ce pas monsieur le chanteur, d'écrire ce qui palpite dans mes pensées. Mais pour écrire sa vérité, il faut convoquer cet état particulier: la disponibilité. Disponible, il faut donc se rendre disponible. Accepter de se plier au jeu redoutable et redouté, par trop douloureux, de l'honnêteté. L'honnêteté est un gouffre immense, une abîme dont on ignore le fond, alors ça fait peur bien sûr, ça fout la trouille, comme devant le vide, comme face à la mort. On en revient toujours à la mort. Celui qui se résout à affronter la vérité, sa vérité, doit aussi se résoudre à envisager la mort. C'est comme ça, c'est la règle fondamentale, incontournable. Bien sûr, on peut en rire, bien sûr il faut en rire. Mais on ne rit jamais que par désespoir. Désespoir face au vide, désespoir face à la mort. La mort, toujours la mort. Je ne crois pas aux belles histoires, je ne veux plus y croire. Alors comme ça, il y aurait la vie d'un côté, et puis la mort de l'autre. Un mythe tout ça, des sornettes, branlette d'asticot. Non, non, non. Vie et mort sont les pièces imbriquées d'un seul et même puzzle. Je dis: assez les perspectives de grenouilles. Dans ma chambre ce soir, j'ai décidé d'écrire ma vérité. La vérité est une montagne, un Himalaya qu'il faut affronter dans la plus pure solitude, dans la nudité absolue, un rasoir aussi à portée de main. Il faut être prêt à se trancher les veines, il faut écrire comme on se saigne, à vif, sans calcul, sans réfléchir, le jeu est à ce prix parce que ce jeu n'a pas de prix. C'est ce qui nous rend la chose sublime et tragique, horrible et somptueuse. Un moment de plasir-douleur, un acte essentiellement sado-masochiste. La vérité est une montagne certes, mais elle n'est pas insurmontable. Ce soir, j'écris ma vérité en écoutant The dark side of the moon, la musique est parfaite. Je me suis caché du monde, sur la face obscure de la lune et plus personne ne peut me voir. Pour écrire la vérité, sa vérité, il faut s'imaginer seul au monde, il faut en quelque sorte s'imaginer être le dernier des vivants. Oui, mais je ne veux pas être le dernier des vivants, moi je voudrais être un vivant parmis les vivants. Hélas je suis cerné par la cohue croissante des stagnants et avides d'insignifiance. Il fait très froid dehors, dans ma chambre aussi. Allumer un feu, dans l'urgence, jouer à l'incendiaire. Tout brille, tout luit, mais rien ne brûle, dit-il. Tout brille, tout scintille, mais rien ne se consume. On the dark and cold side of the moon. J'ai froid, si froid.
25.02.2002 Détaché de tout, ivre de rien, je marche à force peine dans les rues froides et désertes de la ville-cimetière, trébuchant et pourrissant, seul, très seul à l'agonie, seul avec la mort, seul avec ma mort, tant et tant attendue, mille et mille fois redoutée, elle arrive, oui regardez bien, bande de cons, ombres passagères, poussières éphémères, ainsi sont nos rites et nos pières, ainsi sont nos larmes et nos repères, elle arrive, ainsi soit-il, rapide, prédatrice, triomphante, assoifée de conquêtes, prête à se cambrer sur mon corps, sur les vôtres aussi, chaire chérie, où elle plantera d'un geste limpide et définitif son crucifix victorieux. Je pense à la mort, toute entière, je pense à la mort, éternelle, qui souffle et m'essouffle, voyez comme elle m'empêche de marcher, de respirer, j'ai mal, très mal, la mort est partout, dans les visages de tous ces jeunes gens, de tous ces jeunes cons, qui parlent haut et fort, eh oh p'tit con, tu m'entends, OH, tu m'entends, avec l'assurance et l'arrogance des promis à la tombe, avec l'insolence et l'ignorance des premiers mis à la tombe, j'ai mal aux oreilles, tous ces jeunes cons qui agitent maladroitement leurs bras ridicules de bébés nageurs, bébés rageurs, coulant, inexorablement, au fond de la piscine saturée de chlore, brassant les atomes invisibles de la mort liquide, qui déjà s'écoule dans leur corps de vide et de rien, engourdis par l'amour-propre et le mépris, pour y répandre sa saveur funeste et langoureuse. Jeunes gens, admirez donc l'oeuvre de la mort qui s'insinue dans vos visages hagards de petits cons striés de rides et d'enthousiasmes avortés, déjà vieux sans le savoir, bégayant, argotant, pérorant, bruyamment, cherchant à recouvrir de vos insignifiantes paroles la rumeur sourde et douloureuse que font les hautes bottes de la mort qui bientôt, bien trop tôt, laissez-moi rire, rejetons de vauriens, enfants de putains, agitera dans vos cerveaux très étroits ses grondements de tonnerre lugubres et fracassants. Ô réconfort, face à la mort, frères et soeurs à jamais nous resterons. A la mémoire de nos peines incessamment consommées, loué soit notre Saigneur.
03.03.2002 Grand-père, qu'affectueusement nous appelions tous "Nono", est mort vendredi soir. J'ai appris que Nono est mort en souriant, ainsi qu'il prodiguait à chacun d'entre nous sa joie de vivre nourrie par un sens de la tendresse dont la générosité constituait l'ultime racine. Nono est mort en souriant, comme on accueille enfin avec douceur et une certaine forme de soulagement le gouffre immense et ostensible de la mort. Place aujourd'hui donc au silence, silence poussière.
23.03.2002 Vendredi soir. Luxembourg. Concert des Tindersticks à l'Atelier. Stuart Staples, triste enfant inconsolable, électrisant la salle de sa voix cryptique et douloureuse comme la plainte d'un navire qui se déchire dans l'opaque paroi de la mer, noyé dans l'ivresse amère de la tempête. Concert d'autant plus inoubliable qu'une fille aux intentions délicates quoique non délibérées m'offrit l'agréable attraction de son corps, et le mien contre le sien par la loi du même nom attiré, songeant aux chères promesses de la chair, consommées jusqu'à la lie, convoquées jusque dans un lit, à deux places bien entendu. Ivresse des instants parfaits, toute jouissance se suffit à la suggestion, murmurais-je. Le concert est désormais terminé, seul dans ma chambre, j'écoute ce disque des Tindersticks: Simple pleasure.
31.03.2002 Ereintante lutte des dimanches après-midi dans la solitude à jets continus déroulée, dans l'absence et l'absurde attente des plates réjouissances du social, close clinique neurasthénique vers laquelle à pas feutrés et maquillés, sourires de circonstances et mines de complaisances idiotement avancées on avance pour derechef s'épancher, s'assécher, la gorge irritée d'inutiles bavardages se gargariser, dans d'insipides et tièdes bouillies de platitudes inlassablement remuées et réchauffées, à grosses plâtrées dans nos oreilles-gamelles déversées, comme d'épouvantables porcs aux dents boursouflées se vautrer, comme d'ahuris chevaux de labour aux pattes surnuméraires s'ankyloser. Ereintante lutte des dimanches après-midi dans la solitude à jets continus déroulée, vite écouter de la musique-tapisserie pour faire danser la sourde vie que l'on porte en soi au ralenti dans l'absence et l'absurde attente des printemps absents pourtant approchant. Solitude des dimanches après-midi à jets continus déroulée, vite écouter la Passion selon St-Matthieu de Bach, non plutôt le Tango funèbre selon Bashung, est-ce que la mort s'en vient, est-ce que la mort s'en va, cette nuit la mère reine séculaire est morte et l'atavique épiderme du prince de gale est tout écarlate. Solitude et sempiternelle hébétude des dimanches après-midi à jets continus déroulée, ô folie tragique des quelconques qui se racontent les sempiternelles mêmes histoires de princes et de princesses qui passent et repassent dans un trou d'ivoire et de guimauve leur sépulcrale vie de manoir à attendre l'amour et la mort bien à l'abri des gens déjà morts du dehors. Ereintante lutte des dimanches après-midi dans la solitude à jets continus déroulée, ouvrir soudain un livre pour paraître intelligent mais à quoi bon être intelligent quand on est seul et promis à l'éternel repos, dévoré par une vorace et rapace armée d'asticots encore chauds, tandis que déjà froids, nos corps immobiles hiératiquement se figent dans la boîte à trépas du monde macabre d'en-bas. Ô lutte éreintante des dimanches après-midi dans la solitude à jets continus déroulée, sans orgueil et sans amour, privé de l'incandescente et indécente folie du très précieux désir de rester en vie, seul dans ma solitude de rien et d'airain, seul, seul et très seul nonobstant le doux réconfort évanescent des mots, sublime et tragique musique de la vie sans histoire du prince autoproclamé des mots, pardon des maux. Un dimanche de terrible lutte dans la solitude à jets continus déroulée, je me suis senti prince.
22.04.2002 L'Histoire et l'ironie (tragique) de l'histoire retiendront que le jour très précis de mon vingt-deuxième anniversaire, l'extrême-droite est finalement parvenue à se hisser au second tour d'une élection présidentielle dans ce pays auquel décidément rien ne semble plus me rattacher. L'émergence progressive du sentiment de n'appartenir à aucune patrie, aucun parti, aucune famille, aucune communauté, filiale ou politique, aucun groupe d'hommes, sinon peut-être, et même définitivement, celui qui détermine le caractère unique de l'individu à l'intérieur duquel coule à torrents le fer brûlant de mon identité. Je est mon propre pays, je est ma propre patrie. Mais qu'il est difficile, presqu'intolérable, d'envisager le visage de mes frères humains, trop humains, derrière lesquels le jeu et le malaise poussent à deviner où se cache celui qui tient son voisin de palier responsable de tous les maux et tourments de l'existence, où se cache celui qui préfère substituer l'irresponsabilité et le ressentiment à la maturité d'esprit et l'entendement, où se cache celui qui attend de pouvoir enfin hurler la gueule grand ouverte et le cul bien au chaud le confort d'appartenir à la meute hideuse des loups et béants d'atrocités. Non, demain je n'irai pas dans la rue accomplir mon devoir d'observance hiératique, je ne participerai pas à la veule transhumance somnolente, je n'irai pas caqueter avec les poules en dévisant sur le sort pénible des tragiques en rangs serrés agglomérant. Niaiserie, veulerie et irresponsabilité: voilà ce qui jour après jour obstrue nos perspectives. Et puisqu'il faut le dire: notre haleine empeste fort la bêtise humaine. Fatalisme ? Défaitisme ? Nihilisme ? D'un revers de main, je jette très bas mes contempteurs dans le caniveau des trottoirs bien trop salis déjà par les souliers de tous ces bigots et pingouins en prostration. Ô mon pays, sur les murs j'écrirai ton nom: Guignol's band.
23.04.2002 Extension du moi-moïsme à outrance, dans l'écrasante bétaillère humaine, le principe de boursouflure imprime sur le front de chaque individu ses odieuses prérogatives. Je me dilue dans la foule comme le bouillon dans la marmite, et dans les bouches subrepticement s'insinue une saveur âcre et nauséeuse. Sourde angoisse, sainte maladie de se sentir un dans la multitude, de mesurer le nombre et son contraire: l'existence éprouvée à titre individuel. Qu'il est difficile d'arranger la quantité en harmonie quand bien guignent à l'unisson les démons de la cacophonie. L'existence - plaie aiguë, peine perdue: un chahut assourdissant.
24.04.2002 Au comptoir du bureau de tabac, une vielle dame extirpe un à un de sa poche avec une application religieuse, une dignité de caniche humectant la pâtée que son maître prépare à verser dans la gamelle, les maigrelettes piècettes du butin qui permettra de régler enfin le prix d'un billet de loterie. La procession est lente, singulière, laborieuse, tant et si bien que je finis par perdre patience devant ce gouffre, convenons-en, de stupidité envahissante. A chaque centime précieusement déposé sur le comptoir du buraliste, c'est un tison de plus qui fomente le vague crépitement de mon irritation. J'attends, j'attends et bien sûr je dilapide tout mon temps. Il faudrait fuir, pensez donc, séance tenante. Oui mais voilà, je reste cramponné de manière farouche à ma déliquescente position d'observateur en phase avancée de congestion mentale. Soudain, un rire épouvantable retentit à grand fracas. Mais la grosse dame vautrée dans sa monnaie sonnante et trébuchante ne décolère pas, le buraliste avec tout le professionnel qui caractérise les vautours de son espèce ne se débine pas. Serais-je donc le seul à entendre ce rire grossier, un rire à faire blêmir le plus irascible des camionneurs ? Alors je comprends soudain l'absurde de la situation, le ridicule de ma position. Ce rire, adressé exclusivement à moi-même, ô privilège, n'est-il pas en train de me rouler dans la dérision, de me mystifier tout entier dans l'art singulier de la singerie, présomptueusement accoutrée dans ses frusques de misère ? Apprendre à rire de soi avant de mettre en scène le ridicule de son prochain. Comme le serpent qu'appâte un insecte, épier le faucon, souverain vaisseau des firmaments, sanctionnant indifféremment par la mort les victimes de sa froide tâche punitive. Ainsi donc, oubliant les motifs de ma présence sur ces lieux, je suis parti.
25.04.2002 Hommage à Jean-Baptiste: Et quand la bise fut venue, éperonnèrent leur monture, la troupe engourdie des Don Quichotte de la chose publique. Même pas drôle.
14.05.2002 Maman, j'avais pourtant fait l'effort, je te jure, d'être toujours convenable avec eux, les abominables, tu sais, jamais triste, un peu discret aussi, et puis aimable, oui, bien aimable, cependant que je me serais quelque fois bien laissé aller à leur confesser à tous ces dérouleurs de moi-moi à la bonne heure ce qui se cachait dans les poches étroites et même un peu usées de mes pensées, oui, je leur aurais quelque fois bien jeté au visage toute l'agitation qui maintenant encore, et même plus encore, s'insinue au plus vif, au plus profond, comme la gangrène, comme une tumeur épouvantable dans la tête, sentence infernale, et même ces palpitations épaisses d'entre les côtes venues des veines sorties des entrailles qui engraissent la rancœur, ô ma rancœur, quand on se force, comme moi, par courtoisie, celle que tu m'as apprise, il y longtemps, tu te souviens maman, à ne pas se laisser prendre en pitié, et tu avais raison maman, je ne laisserai jamais aucun de ces enfants de chiens m'embarquer, moi avec ma dignité, dans leur fiente, dans leur fumier, comme un rebut, anus mundi, de leur indécrottable, de leur abominable pourriture. Ma dignité à moi n'a pas de prix ; c'est une valeur. Voilà.
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